TEXTES

Situations

« Je rêve aux images élémentaires, aux rêves que d’autres en d’autres situations, d’autres temps et lieux, en des corps différents surtout… ont pu avoir. Leurs images de base, fondements de leur tempérament, répondant à leurs faims, leurs besoins, leurs penchants, si je pouvais les voir… »
Henri Michaux, Poteaux d’angles, 1971.

A l’image projetée contre le mur, apparaît le visage d’un homme noir, le regard face caméra vers l’œil qui l’observe. Ce portrait mobile, émergeant aujourd’hui au sein d’une vidéo de l’installation Vorago, rappelle une autre figure, celle d’un homme, le visage sombre et émacié écartant les plantes sur son passage, le regard est tourné vers celui qui le filme et déclare : « Ce pourrait être Oreste ». Dans son Carnet de notes pour une Orestie africaine, Pier Paolo Pasolini, met en scène ses recherches pour adapter l’Orestie dans l’Afrique des années soixante, utilise ainsi le mythe pour toucher à l’actualité géopolitique d’un continent. Fiona Lindron dans Vorago, entame ici le processus inverse. Le réel historique devient le point de départ dont il faut s’abstraire pour rejoindre le mythe. Vorago trouve alors son origine dans la révolte des mineurs espagnols dans les Asturies en 2012, mais au-delà de cette actualité politique c’est l’idée même de révolte qui nourrit le travail de l’artiste. Vorago n’est pas un œuvre documentaire s’il s’agit de toucher objectivement aux faits, d’en conserver les traces les plus exactes. Au contraire Vorago rejoue le questionnement anthropologique en le décalant par l’usage de la fiction. Les éléments de l’installation, les trois vidéos, les volumes ainsi que les deux photographies ont été créés pour faire fiction, c’est-à-dire pour rejouer et par là même, s’approprier les mécanismes de l’évènement réel. Cette référence à la situation première que l’œuvre entend approcher est ici effacée par Fiona Lindron. Décor qui pourrait être cent lieux à la fois, acteurs choisis dans le cercle des rencontres, dialogues absents, tout est ouvert à l’interprétation et porte à l’universalité du mythe.

Si pour Vorago, Fiona Lindron a choisi d’embrasser plusieurs médiums, le diptyque photographique est le point évident de ce mouvement de l’individu au collectif. L’artiste place symboliquement en regard une figure ouvrière à celle d’un révolté encagoulé. C’est le basculement d’une position à l’autre qui peut devenir le fil rouge de l’histoire. De même les volumes, évoquent également ce basculement : d’une colline de charbon à un faisceau de fumigènes artisanaux. Comment naît la révolte ? Comment le minier devient-il un insurgé ? Avec Hiberna, Fiona Lindron réalise déjà une fiction sur la résistance en cavale dans les forêts de Sologne, sans que jamais la situation ne soit explicite. Des tireurs en blousons noirs avancent dans la brume, on pense au cinéma des années soixante-dix, Tarkovski, Kubrick, Pasolini en tête. Vidéo présentée en double écran comme des peintures en diptyque, Hiberna montre des personnages qui tirent face caméra, contre le spectateur. Ces visages isolées en gros plan sont récurrents dans la production de Fiona Lindron, dans Hiberna, dans Vorago, mais aussi dans 520 days, qui relate le voyage de l’artiste sur un thonier des Seychelles. Ces portraits en mouvement, aux regards directs, questionnent le collectif. Il y a d’abord, le groupe humain qui est toujours filmé entre solitude et solidarité. Dans Hiberna, ce sont des résistants qui marchent en forêt d’un pas semblable tout en se visant mutuellement de leurs armes bigarrées. Dans Vorago, ce sont les révoltés muets qui préparent ensemble des cocktails Molotov. Dans 520 days, le sentiment de cohésion de l’équipage s’érode sous l’immense isolement de chacun. L’homme serait-il un loup pour l’homme ? Dans cette extériorité du regard qui filme ou qui regarde le film, c’est aussi l’enjeu du rapport du collectif à celui qui n’en fait pas partie qui se joue. Le spectateur en hors champ est celui qui accompagne, celui qui juge l’action de ceux qui tentent de survivre au sein de la situation. Ainsi le travail vidéo de Fiona Lindron prend toujours place dans l’espace de la salle d’exposition plutôt que dans le dispositif de la salle de cinéma, parce qu’il y a le corps du spectateur. Par sa vision parcellaire incapable d’embrasser tous les écrans du diptyque ou du triptyque, par son déplacement imprévisible, ce corps là compte pour faire œuvre et donc créer une situation, reprenant les implications de la situation historique de départ. Comme dans la vie, chacun est ici engagé, non pas au sens clôt de la militance, du camp que l’on choisit ou pas, mais plutôt au sens sartrien, où tout le monde est embarqué quoiqu’il fasse, où le retrait du monde est encore une manière d’être au monde, où tout un chacun est un fragment du tout. Vorago en latin désigne l’abîme, le tourbillon violent contre lequel on ne peut rien et dans lequel on est vivant, souffrant, prêt à éprouver mille espoirs contraires.

Florence ANDOKA, 2017.

Les possibilités du réel

Chez Fiona Lindron, on assiste à la constitution d’un univers fictionnel à partir de fragments prélevés dans la réalité, lors de rencontres bien souvent provoquées. Elle entretient d’ailleurs un écart particulièrement ténu entre ses personnages et sa propre personne. Ses vidéos portent en elles l’énoncé de leur authenticité comme de leur artificialité –tout dépend si l’on y croit ou pas.
Cette ambiguïté, singulièrement exploitée, lui permet de questionner l’unité fictive et l’effet de réel auxquels le cinéma reste souvent très attaché. Ses fictions sont nourries du cinéma -des fictions auxquelles il manquerait le début et la fin, des fictions sans narration. Cette suspension du récit est bien la singularité de l’écriture de Fiona Lindron qui nous met à l’épreuve d’une résolution toujours repoussée.
L’œuvre Pratique de la joie devant la mort, composée de cinq grandes vidéoprojections et d’une vidéo diffusée sur un petit moniteur, procède à l’éclatement des temporalités et à la dispersion des écrans. Les images se répètent. « La force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu’elle apporte, c’est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible.»* Evacuée l’idée que la satisfaction d’un désir passe toujours par le dénouement d’une intrigue

Les ressorts de ses histoires sont souvent la solitude de l’individu et les états émotionnels tels que l’attente, le désir, l’angoisse ou l’ennui. L’action n’y est souvent vécue que par un ou deux personnages. Les plans fixes et le statisme déroutant des comédiennes caractérisent les cinq vidéos formant l’installation #02 : un huis clos au décor dépouillé où l’absence de dialogues associée à une bande-son précisément étudiée stigmatise le pouvoir de l’apparence au cœur des relations sociales et sentimentales. Son idée de la beauté, qui peut surgir de façon inattendue au sein de l’ordinaire d’une cité HLM dans la course effrénée d’une jeune femme au pieds nus dans une robe de satin bleu (Pratique de la joie devant la mort), n’est jamais éloignée de la mort : les vanités de Fiona Lindron s’appellent memento, last strip ou bloodymary and stigmate show… On n’oubliera pas non plus le trouble, la violence des rapports envers l’élément qu’il soit urbain (grillages) ou naturel (herbe).

La motivation, c’est la rencontre. Mais on ne peut pas dire que la caractéristique la plus remarquable du bateau de pêche sur lequel elle embarque en 2008 pendant plusieurs semaines soit la sociabilité…
Ce projet consiste là encore à prendre des images, à filmer des hommes embarqués. Le film tiré de cette expérience, pour le coup réellement vécue, se déploie sous la forme d’une énigme où l’identité du lieu ne se révèle que progressivement. Elle parvient à rendre tout ceci inquiétant, énigmatique. Elle se sert de la vidéo pour voir ce qu’habituellement on ne voit pas, pour obtenir des gens ce qu’ils ne donnent pas naturellement. Quand elle fait poser tel marin pêcheur, ce qui est perdu en naturel se trouve converti en un potentiel spéculatif.
La caméra dérive dans l’espace, dans l’étendue bleue de la mer et du ciel où s’abîment les repères perceptifs du spectateur. L’utilisation des vibrations, cliquetis et grincements, crée un sentiment d’enfermement à l’extérieur. Le film ménage une atmosphère étrange oscillant entre tension et apaisement. Bourdonnement des machines. Bourdonnement du silence. Le bateau est un lieu à la fois intrigant et magique qui soulève des questions au-delà de ce qu’il est. L’utilisation du hors champ est telle qu’il est aisé de s’y immiscer et de se raconter des histoires. En fonction de ce que le spectateur projette dans ces images ambiguës, le surnaturel et le fantastique ne sont pas loin.

Cette posture, cette attitude, c’est vouloir s’absenter du monde, fabriquer de toutes pièces un univers qui feint de nier le temps de la société afin d’instaurer celui de ses fictions, de ses pensées, de ses fantasmes. Comme une réalité plus forte, le regard de Fiona Lindron défait le réel. Ses images provoquent des émotions profondes. Son travail s’articule sur la manière dont ses sensations, ses sentiments produisent une image possible. Dans une proximité des corps, elle filme les états émotionnels dans l’espace infime avant tout contact. Au cœur des préoccupations de Fiona Lindron, on ne croise ni la sphère de l’intime, ni la banalité du réel, mais plutôt la subtile transformation d’un réel vécu subjectivement en d’étranges autofictions.

*Giorgio Agamben in Image et mémoire, éd. Hoëbeke,1998, collection Arts & esthétique, p 70
Bertrand Charles, 2009.